Quand le papier devient luxe : l’univers poétique de Mathilde Nivet
Mathilde fait clairement partie des paper artist qui comptent ! Toujours soucieuse de développer ses compétences, Mathilde a récemment suivi une formation chez Swash et elle s’est prêtée au jeu de l’interview : une belle occasion de découvrir son parcours et son univers…
Pour commencer, peux-tu nous présenter ton parcours ?
J’ai suivi des études d’arts appliqués à l’École Duperré, où j’ai validé un BTS Art Textile et Impression, puis un DSAA Mode et Environnement. Entre les deux, j’ai passé une année en Italie où « je me la suis coulée douce » ! J’ai découvert le papier presque par hasard, en 2003, lors d’un exercice autour de la matière. C’était pour un examen et je n’avais rien préparé : j’ai attrapé une simple feuille blanche et j’ai commencé à la plier, la froisser, la mâcher… Ça a été un déclic. Aujourd’hui, je suis paper artist : je crée des décors en papier, essentiellement pour des vitrines ou des prises de vue photo.
Comment es-tu passée du simple « exercice de classe » à ce métier de « paper artist » ?
Au fil de ce BTS, j’ai construit mon projet de diplôme autour du papier, du courrier et de l’écriture. Une fois mon diplôme en poche, j’ai mené une première mission freelance chez Clairefontaine pour des livres de loisirs créatifs. J’étais encore étudiante à ce moment-là. Par la suite, je me suis tournée vers la création de décors papier pour l’image. Au début, j’étais plutôt considérée comme illustratrice, car je réalisais des petites maquettes en papier photographiées pour servir d’illustration.
Tu as rapidement trouvé une stabilité financière ?
Non, j’ai eu une période de trois ans assez compliquée. Le temps de me créer un réseau et de me faire connaître, à une époque où le terme « paper artist » n’était pas du tout répandu. J’ai commencé vers 2007, un moment charnière où l’on revenait de l’esthétique très numérique des années 1990-2000. Les marques et les directeurs artistiques commençaient à s’intéresser à des images plus tangibles, réalisées à la main. C’est ainsi que j’ai pu trouver ma place. J’ai galéré les 2 premières années : je vivais en colocation, je dormais dans un salon, bref je n’avais pas de gros moyens. Pourtant, j’ai choisi de m’accrocher sans prendre de « job alimentaire » pour consacrer toute mon énergie à cette ambition.
À l’époque où le métier n’était pas encore bien identifié, comment arrivais-tu à être visible ?
Des articles de presse ont joué un rôle. J’ai aussi participé à une collaboration avec The Collection, une entreprise qui éditait du papier peint d’artistes. Grâce à eux, j’ai gagné en visibilité. En parallèle, j’ai rencontré Pauline Ricard-André, une directrice artistique qui m’a fait travailler pour plusieurs marques, comme Petit Bateau. Ensuite, des copains photographes m’ont dit que je devais prendre un agent et j’ai donc signé avec Agent 002 / Illustrissimo ; ce qui m’a permis de travailler notamment sur un gros projet pour Gaz de France. Par la suite, j’ai quitté cet agent car j’avais envie de me concentrer sur la scénographie et je me sentais suffisamment à l’aise pour gérer seule les contrats.
Aujourd’hui, tu travailles toujours sans agent ?
Non. Après une période en solo, j’ai eu envie d’explorer davantage le marché de la publicité, où les budgets sont souvent plus conséquents. Je collabore depuis deux ans avec un nouvel agent, Sébastien chez Swan Management. L’avantage, c’est qu’il me libère l’esprit sur la partie négociation. Je préfère discuter en direct avec le client pour le côté artistique, mais j’apprécie d’avoir un intermédiaire solide sur les aspects financiers et administratifs.
Quel a été le déclic pour que les marques de luxe s’intéressent à toi ?
Mon premier client dans le luxe, c’est Bulgari, pour qui j’ai conçu des décors de fleurs en papier. Dès qu’un grand nom vous fait confiance, d’autres maisons se disent que c’est un gage de sérieux et d’expertise. À partir de là, j’ai commencé à travailler avec différentes maisons.
Aujourd’hui, tu travailles principalement pour le luxe ?
En grande partie, oui. J’ai réalisé récemment des projets pour Cartier, Diptyque, Givenchy, Louis Vuitton ou encore Chanel. Cela dit, j’aime aussi m’aventurer ailleurs. J’ai par exemple travaillé pour InMemori, qui est une plateforme d’accompagnement funéraire. Ça peut surprendre, mais je trouve qu’il y a une résonance très forte entre le papier, la fragilité, l’idée de mémoire et le rituel de la mort. J’apprécie justement ces ponts inattendus.
Photos : Jean-Marie Binet (Projet Louis Vuitton pour la Saint Valentin 2025)
Tu as mentionné la scénographie. Peux-tu nous expliquer ton processus créatif ?
Tout commence par des dessins, souvent sous Illustrator. Je réalise des dessins à l’échelle 1 ou très proches. Cela me sert de base pour valider les intentions avec le client et passer en fabrication. Pour du décor floral, par exemple, je peux assez vite prototyper un volume, voire attaquer directement la maquette en papier. Une fois les tests validés, je me lance dans la production. Selon l’ampleur du projet, je m’entoure de plusieurs freelances : plasticiens, prototypistes, assistants spécialisés en paper art… Mon cœur de compétence reste le travail manuel du papier, mais il m’arrive de devoir associer du métal, de la 3D ou d’autres savoir-faire.
Comment es-tu organisée au quotidien ?
Administrativement, je suis en entreprise individuelle à la Maison des Artistes. J’ai un atelier à Paris, dans le 10e. J’habite en revanche dans le Val-d’Oise, dans une maison avec suffisamment d’espace pour héberger, en cas de besoin, de très gros décors. Je collabore régulièrement avec deux assistantes principales, Mylène et Camille, qui m’accompagnent depuis plusieurs années. Et en fonction de la charge de travail ou de compétences spécifiques, je fais appel à d’autres freelances. Je reste flexible : ce n’est jamais deux fois le même projet, il faut savoir s’adapter.
J’ai cru lire que tu avais une exposition en cours. Est-ce important pour toi ?
J’ai toujours accepté d’exposer lorsque l’on me le proposait, même dans de petits lieux. J’y vois un moyen d’aller à la rencontre d’un public différent de celui des marques de luxe. Actuellement, j’ai ma première exposition monographique à la Maison des Arts de Châtillon. Ça me tient à cœur, car je peux y montrer une rétrospective de mes archives, mes prototypes, des ébauches. Cela me permet aussi de revenir sur cette notion d’éphémère : j’utilise un matériau fragile, qui s’abîme ou se renouvelle avec le temps. Exposer dans des galeries, des centres d’art, c’est un autre pan de mon travail, peut-être plus personnel et libre.
Tu évoques souvent la question de l’éphémère. Qu’est-ce qui te plaît dans cette idée ?
Tout est parti de ce lien entre la feuille blanche et la forme qu’elle peut prendre. Le papier est un matériau modeste, mais capable de raffinement extrême. Il n’est jamais « figé », il a une mémoire, il se froisse, se déchire, vieillit. Ça me semble cohérent avec ce que je suis et ce que je veux véhiculer : la beauté des choses éphémères, la nécessité d’être attentif à la nature, à ce qui nous entoure. Plus je travaille le papier, plus je l’associe à l’idée de cycle, de mouvement. C’est un peu comme un rappel constant de l’impermanence.
Quelles sont tes sources d’inspiration pour concevoir tes décors et tes installations ?
Je m’inspire beaucoup du monde végétal, des insectes, des oiseaux. J’adore la nature et je te rappelle que j’ai grandi dans une famille d’agriculteurs. Il y a aussi une influence forte du Japon dans mon travail : cette culture du papier y est très présente, tout comme l’attention portée aux petits détails, aux rituels, à l’esthétique de l’éphémère. Plus largement, je me nourris aussi d’art contemporain et de design. De nombreux artistes utilisent des matériaux de manière surprenante, ce qui attise ma curiosité en permanence.
Tu as eu l’occasion de suivre une première formation à l’IA chez Swash et la suivante est déjà programmée… Comment abordes-tu l’arrivée de ces nouvelles technologies dans ton métier ?
Je trouve ça passionnant, car c’est un outil qui peut aider à mieux visualiser, à itérer plus vite. Un peu comme l’apparition de Photoshop en son temps. L’IA pourrait me permettre, par exemple, de générer des rendus rapides et précis pour qu’un client se projette. En revanche, la finalité de mon travail reste manuelle : la main, le pli, la découpe. C’est là que réside la valeur ajoutée du paper art. L’IA pourrait s’inscrire comme un complément, sans remplacer la dimension artisanale et poétique de la matière.
As-tu un client « idéal » ?
Les meilleurs projets naissent avec des directeurs artistiques ou des équipes qui ont un vrai intérêt créatif. J’apprécie qu’ils sachent où ils veulent aller, qu’ils me laissent une marge de manœuvre, tout en respectant la technicité du papier et les délais. Le rêve, ce serait aussi de pouvoir travailler avec des ONG dans un cadre d’intérêt général : je serais ravie d’envisager des projets avec des structures à but non lucratif !
Peux-tu nous dévoiler quelques-uns de tes projets récents ou à venir ?
Je viens de finaliser la campagne de Saint-Valentin pour Louis Vuitton. Pour le reste, je suis tenue par des clauses de confidentialité, d’autant plus que les campagnes peuvent être préparées un an à l’avance… Je viens d’ailleurs de finir un projet pour Noël 2025 ! En parallèle, mon exposition personnelle est visible jusqu’à la fin du mois de mars à la Maison des Arts de Châtillon évoquée ci-dessus. Et je donnerai bientôt un workshop autour du papier, pour une marque que j’adore avec qui je viens de travailler sur la fête des mères / fête des pères, afin de partager un peu de mon savoir-faire.
Quel conseil donnerais-tu à un jeune créatif qui démarre aujourd’hui ?
Je dirais : « Accrochez-vous, faites savoir ce que vous faites et ce que vous recherchez. » Pour se faire connaître, il faut oser prendre des rendez-vous, partager ses envies, nouer des liens, semer des graines. Je pense aussi qu’il ne faut pas hésiter à « inventer son métier ». C’est ce que j’ai fait en devenant paper artist : j’ai repéré un créneau peu occupé, j’ai osé le spécialiser et j’y ai mis toute mon énergie.
Comment aimerais-tu voir évoluer ton activité dans les prochaines années ?
Je souhaite continuer à travailler pour de belles maisons, tout en élargissant mes collaborations à d’autres domaines. J’aimerais également consacrer davantage de temps à mes expos personnelles et à des projets plus engagés. L’équilibre est parfois difficile à trouver, entre commandes commerciales et aspirations artistiques. Mais j’aime aussi cette dualité : cela me permet de vivre de mon métier, tout en restant fidèle à ce qui m’anime vraiment, la passion du papier et de l’éphémère.
Pour finir, peux-tu nous citer quelques personnes qui t’inspirent ?
Récemment j’ai découvert le travail très pop de Lucy Sparrow en feutrine, j’adore.
Si on reste chez les nerds de la matière, j’aime beaucoup Andrea Sham (food) et Shinji Konishi (cheveux).
En graphisme, mes voisines de l’Atelier Baudelaire ou le travail de Stefan Sagmeister.
En illustration, je suis très fan de Marion Fayolle et de Vincent Pianina…
À lire sur notre blog
La newsletter de Swash
Nous vous recommandons ces formations
Tendances graphiques : entre héritage, innovation et réinvention
2 jours
|
14 heures
Processus créatif : quand les artistes nous inspirent
2 jours
|
14 heures
Réussir la présentation de ses projets créatifs
2 jours
|
14 heures