Sobriété numérique : un nouveau défi pour les designers graphiques
De la consommation énergétique des data centers à l’empreinte carbone de l’intelligence artificielle, comment s’engager pour un numérique plus sobre et durable ? Après avoir exploré l’impact de l’impression sur l’écologie, Clara Debailly s’attaque au numérique et nous donne quelques pistes pour envisager un design numérique plus responsable.
La création graphique face à l’impact environnemental du numérique
Si, dans le domaine de l’impression, l’impact environnemental est largement connu (voir notre article Impression et écologie : incompatibles ?), notamment en raison de la consommation de papier, de l’utilisation de l’encre et des émissions liées aux processus industriels, celui du numérique est de plus en plus pointé du doigt, à mesure que l’utilisation des outils digitaux croît. En effet, si la dématérialisation des supports graphiques et des sites web semble réduire significativement la consommation de ressources physiques, et donc de limiter l’empreinte écologique associée à l’impression traditionnelle, l’industrie du numérique – qui regroupe les activités liées à la création de supports graphiques en ligne, au développement de sites web, ainsi qu’à l’émergence de l’intelligence artificielle (IA) – est devenue l’un des secteurs les plus énergivores au monde. En 2020, l’Ademe considérait que le secteur numérique représentait à lui seul environ 4% des émissions mondiales de CO2, et qu’elle passerait à 8% en 2025 notamment en raison de la croissance exponentielle des données en ligne. Conscients des enjeux liés à la production de d’objets graphiques numériques, designers, développeurs, associations et clients tâchent désormais de trouver un positionnement plus vertueux pour aller progressivement vers ce que le Shift Project nomme la « sobriété numérique ».
Le numérique : un secteur à haute intensité énergétique
La création de sites web et de supports graphiques en ligne, tout comme la gestion des contenus numériques, repose sur des infrastructures matérielles et logicielles sophistiquées. Au-delà de la consommation d’énergie liée aux équipements personnels (ordinateurs, smartphones, tablettes), une part importante de l’empreinte carbone provient des data centers et des serveurs. Ces centres, souvent situés dans des régions où l’énergie est abondante et bon marché, consomment une quantité massive d’électricité pour alimenter non seulement les serveurs, mais aussi les systèmes de refroidissement nécessaires pour éviter la surchauffe des équipements. En effet, chaque visite d’un utilisateur sur un site web, chaque téléchargement de fichier ou chaque visualisation d’image génère un enchaînement de requêtes entre le périphérique de l’utilisateur et des serveurs distants. Un seul affichage de page web génère entre 0,5 et 4 grammes de CO2, ce qui peut sembler peu, mais qui, remis à l’échelle mondiale et compte tenu du volume de pages vues chaque jour, devient significatif.
Si l’impression permet de créer des supports graphiques qui peuvent être réutilisés plusieurs fois, le numérique, de son côté, est souvent synonyme de consommation continue : les informations sont constamment mises à jour, téléchargées et partagées. Cela crée un cycle sans fin de génération et de consommation de données qui, bien que moins tangible que les produits imprimés, a des effets environnementaux similaires, voire supérieurs. Dans ce contexte, l’optimisation des sites web et des services numériques pour en réduire l’empreinte écologique s’inscrit donc comme un défi majeur pour les designers, créateurs et développeurs et implique une approche qui minimise la consommation de ressources tout en garantissant la fonctionnalité et l’esthétique du produit. Néanmoins, les récentes évolutions dans le secteur du numérique, à l’image de l’IA, semblent aller à l’encontre de ces préoccupations.
L’impact de l’intelligence artificielle sur le réchauffement climatique
L’un des développements les plus significatifs du numérique aujourd’hui est l’avènement de l’intelligence artificielle, dont l’impact environnemental est de plus en plus scruté. Les modèles d’IA, en particulier ceux utilisés dans les domaines du traitement du langage naturel, de l’analyse de données massives et de la génération de contenu créatif, exigent des ressources matérielles considérables pour leur entraînement et leur mise en œuvre. La formation de modèles d’IA modernes requiert une puissance de calcul énorme. Des infrastructures de serveurs spécialement conçues pour ce type de calcul (les « superordinateurs ») sont mobilisées pour traiter des volumes colossaux de données. En 2021, une étude1 a estimé que l’entraînement d’un modèle d’IA de taille moyenne émettait l’équivalent de 284 tonnes de CO2, soit l’empreinte carbone de près de cinq voitures pendant toute leur durée de vie.
L’IA appliquée à la création de contenu graphique, par exemple, pour la conception automatique de sites web, ou la production de supports visuels générés par des algorithmes (comme la génération d’images ou de vidéos), est un secteur en pleine croissance. Chaque génération ou modification d’un design à l’aide de ces technologies nécessite non seulement un traitement intensif des données, mais aussi un stockage et une mise à jour constants, ce qui contribue de manière indirecte à l’augmentation des émissions liées au secteur numérique. Face à ces préoccupations, certains acteurs du secteur technologique cherchent à rendre l’IA plus écologique. Des recherches se concentrent sur l’amélioration de l’efficacité énergétique des algorithmes d’apprentissage machine, sur la réduction de la taille des modèles et sur la construction de centres de données écologiques utilisant des énergies renouvelables. Cependant, à mesure que la demande pour l’IA augmente dans des secteurs aussi divers que la santé, l’automobile ou l’éducation, l’impact énergétique de cette technologie est amené à croître.
Les leviers pour aller vers un design numérique plus sobre
Face à ces constats, de nombreux professionnels du design graphique et du numérique adaptent leur pratique pour prendre en compte l’impact environnemental de leurs créations. À l’instar de l’impression, l’un des premiers leviers passe par la sensibilisation des clients et des marques aux pratiques d’éco-conception. En plus de contribuer à la préservation de l’environnement, il est utile de rappeler que l’optimisation des sites Web mène à des temps de chargement plus rapides, favorisant ainsi l’expérience utilisateur et le référencement. Si les acteurs de la transition écologique sont directement concernés et sautent aisément le pas (à l’image du Low-tech lab ou de l’association d’éco-concepteurs jeudi.am), certains acteurs publics sensibles aux questions environnementales montrent eux aussi l’exemple, à l’image de la métropole de Grenoble ou de la région Ille-et-Vilaine, dont les sites sont éco-conçus et permettent une navigation optimale.
D’un point de vue technique, l’une des solutions les plus efficaces pour réduire l’empreinte écologique des sites web est l’optimisation des éléments graphiques. Les images, qui constituent souvent une part importante du poids d’une page web, peuvent être compressées sans perte de qualité, ou converties dans des formats plus efficaces comme le WebP. L’utilisation de vecteurs plutôt que d’images matricielles, ou la réduction de la taille des éléments visuels, sont d’autres pratiques efficaces. Des sites comme celui du cabinet de conseil Niji ou de l’association Moutain Riders montrent que ces contraintes peuvent stimuler la créativité, et donner lieu à de nouvelles écritures graphiques riches et innovantes. Ces choix réduisent non seulement la consommation d’énergie nécessaire pour charger les pages, mais améliorent également la vitesse de navigation et donc l’expérience utilisateur. Enfin, le choix d’un hébergement web vert est un autre levier clé. Des hébergeurs qui utilisent des sources d’énergie renouvelables (solaire, éolienne, etc.) pour alimenter leurs serveurs permettent de réduire l’empreinte carbone des sites.
La création graphique appliquée au numérique est loin d’être isolée des enjeux environnementaux, et représente un vaste domaine où chaque décision peut avoir un impact considérable sur l’empreinte écologique des services numériques. Loin de constituer un simple effet de mode, l’éco-conception est un véritable atout stratégique pour les entreprises et institutions désireuses de s’engager dans une démarche de durabilité, d’améliorer leur visibilité, et de répondre aux attentes d’un public toujours plus sensible aux questions environnementales. À l’image du secteur de l’impression, l’enjeu pour les professionnels du numérique est donc de trouver un équilibre entre innovation, esthétique et respect de l’environnement, en adoptant des pratiques responsables et en sensibilisant équipes et collaborateurs à ces problématiques.
1 Consommation énergétique de l’utilisation de l’IA
« Pour une sobriété numérique » – Rapport du Shift Project sur l’impact du numérique (2018)
« L’impact environnemental de l’IA » – Green.it (2024)
« Étude Arcep – ADEME sur l’empreinte environnementale du numérique en 2020, 2030 et 2050 » (2023)
L’empreinte environnementale du numérique – Arcep (2024)
Le vrai coût énergétique du numérique – Article issu de la revue Pour la Science (2020)
Guide de bonnes pratiques numérique responsable pour les organisations – Mission interministérielle Numérique écoresponsable (2023)
https://beta.designersethiques.org/fr
https://www.ecoindex.fr/
https://www.thegreenwebfoundation.org/
https://www.websitecarbon.com/
https://sustainableux.com/
https://sustainablewebdesign.org/
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