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Comment la culture Queer impacte-t-elle le design ?

Par Clara Debailly, publié le 19 mars 2024
Mis à jour le 20 mars 2024, à 11h56

Depuis les premiers signes marquants designés par les communautés LGBTQUIA+ pour se reconnaître et se protéger, les images produites sont devenues le témoin de profondes mutations sociétales et ont créé des esthétiques, en rupture avec les schémas traditionnels, qui alimentent aujourd’hui de nouvelles formes.

Le design graphique, en tant que langage visuel, reflète les valeurs, les normes et les dynamiques sociétales de son époque. Par sa nature même, les formes qu’il produit sont fortement perméables aux questions de représentation et de visibilité. Des enjeux qui sont au cœur de luttes comme celle pour la reconnaissance des personnes LGBTQUIA+ et de leurs droits. Ces luttes ont donné naissance à tout un vocabulaire visuel et à une culture à part entière. Comment cette culture queer a-t-elle impacté le design ? Comment remet-elle en question les notions de norme, de règles ou de bon goût ? 

Lutter, se reconnaître et se protéger

De mai 2023 à janvier 2024 s’est tenue l’exposition « Brussels Queer Graphics » au sein du Design Museum Brussels. Elle présente 70 années d’utilisation du design graphique par les associations et communautés LGBTQUIA+, sur des supports variés : posters, badges, tracts, etc. L’évolution des représentations et des outils employés témoigne des avancées sociétales et notamment de la reconnaissance grandissante de ces groupes et des sujets qu’ils portent. Si les premiers symboles ont été designés dans le but de codifier les messages, pour se reconnaître et se protéger, ils ont petit à petit servi de signe de ralliement, et permis de construire un vocabulaire visuel destiné à visibiliser les personnes queer et leurs luttes.
Durant la première moitié du 20e siècle, on trouve quelques exemples d’utilisation du design graphique pour fédérer les communautés gays et lesbiennes, mais c’est au cours des années 1970 que le design graphique devient un véritable outil pour les activistes, leur permettant de faire entendre leurs revendications, de sensibiliser, d’éduquer et de promouvoir le changement social. En 1970, pour représenter le travail politique de la Gay Activists Alliance, le designer américain Tom Doerr produit ainsi le signe grec lambda, qui devient le premier symbole largement accepté pour parler de la communauté LGBTQUIA+. Quelques années plus tard, en 1978, nait l’un des symboles les plus importants pour la culture queer : le drapeau arc-en-ciel ou rainbow flag. Créé par l’artiste américain Gilbert Baker, à la demande du militant et politicien Harvey Milk (figure emblématique des droits des homosexuels à San Francisco), il a été pensé pour être un symbole fort et positif pour la communauté LGBTQUIA+ et remplacer le triangle rose.


Cet autre symbole, utilisé en pointillé depuis les années 1950, reprend le code utilisé par les nazis pour identifier et stigmatiser les homosexuels durant la Seconde Guerre mondiale, pour en faire un symbole de fierté et de résilience. Un temps oublié au profit du drapeau arc-en-ciel, il revient sur le devant de la scène en 1987, lorsqu’en pleine explosion de l’épidémie de SIDA, un collectif de 6 activistes gay lance la campagne Silence = Death, avec ce triangle retourné, posé sur sa base comme signe de force et d’union. La campagne sera adaptée dans de nombreux pays à travers le monde pour sensibiliser la communauté LGBTQUIA+ et interpeler les pouvoirs publics sur l’omerta autour du VIH, rendant ainsi visible aux yeux de toutes et tous le mal qui décime une grande partie de la communauté.

Redéfinir les règles et les normes

Parmi les premiers supports des communautés LGBTQUIA+, on trouve bon nombre de flyers et fanzines, destinés dans un premier temps à n’être diffusé qu’au sein des communautés elles-mêmes, pour annoncer des soirées ou des rassemblements. Comme de nombreuses contre-cultures des années punks, l’esthétique DIY prime, et les outils restreints – feutres, machine à écrire, photocopieuse, agrafes – obligent à inventer de nouvelles formes, et à détourner les techniques pour obtenir des résultats loin des conventions esthétiques dominantes. En se détachant des normes en matière de composition, de couleur et de typographie, les objets graphiques remettent en question les notions de bon goût, et célèbrent au contraire tout ce qui est considéré comme marginal ou vulgaire. La pensée queer commence à sortir des communautés et influence la culture mainstream : en 1975, le film The Rocky Horror Picture Show, hommage parodique aux films de science-fiction, d’horreur et de série B, frappe par son esthétique kitsch largement empruntée aux milieux du drag. Côté illustration, les dessins hautement suggestifs de Tom of Finland, représentant des corps gay ultra-virils dans un univers fétichiste, connaissent un succès retentissant et intègre même les murs des galeries. Les années 80 démocratisent progressivement les outils du design graphique, et on assiste alors à un boom de l’imagerie queer. Dans une joyeuse excentricité et un esprit transgressif, les différents acteurs et actrices se ré-approprient les codes et images de la culture populaire pour mieux les détourner. Ce graphisme subversif renforce le sentiment de communauté et de célébration de la différence. En mettant l’accent sur la diversité et l’inclusivité, la culture queer remet en question les représentations stéréotypées et exclusives, qui sont présentes dans les médias et la culture populaire. Peu à peu, les personnes LGBTQUIA+ gagnent en visibilité dans l’espace et le débat publics. Les corps se dévoilent, et le nombre de symboles se multiplie avec la diversification des identités de genre, à l’image des différents drapeaux d’identités de genre qui fleurissent sur le modèle du rainbow flag.

Une approche militante qui redéfinit les pratiques graphiques

Au fil des décennies, les luttes pour l’égalité des droits, la représentation des minorités et la déconstruction des normes de genre et de sexualité ont gagné du terrain, et les revendications qui leur sont liées ont pénétré toutes les couches de la société. De nombreuses écoles intègrent désormais les questionnements autour de l’inclusivité, des représentations et des normes dans leurs programmes et leurs pratiques, reconnaissant l’importance de ces réflexions dans la formation des futur·es graphistes, à l’instar du cours dispensé par Saul Pandelakis, Queered design, qui s’interroge sur la responsabilité du design dans la reproduction des inégalités et des discriminations. Ces questionnements, loin d’entraver la créativité, poussent au contraire à développer de nouvelles approches, à rechercher un vocabulaire qui rend compte de la complexité de la réalité et de nos identités. Ainsi, la typographie devient un formidable terrain de jeu pour développer une réflexion autour d’alphabets non-binaires, ou gender fluid, à l’image de ceux dessinés par la collective franco-belge Bye Bye Binary avec ses fontes Adelphe 2.0, ou Baskervvol. D’autres alphabets servent aussi de prétexte créatif pour évoquer la pluralité des genres, comme le LGBTQAlphabet de l’agence Wieden + Kennedy New York pour les clubs Equinox, qui célèbrent la richesse et la complexité des identités et des orientations. Certains projets ont également pour simple but la reconnaissance des luttes et la valorisation de la culture queer, comme la police « Gilbert » en hommage à Gilbert Baker, une initiative de TypeWithPride issue d’une collaboration entre NewFest, NYC Pride, Ogilvy et Fontself.


En bousculant les conventions ou en redéfinissant ce qui constitue la norme et le bon goût, la culture queer offre un espace de liberté et d’exploration pour celles et ceux qui se situent en dehors des représentations hétéro-normatives et des conventions sociales. Elle a ainsi contribué à développer une approche plus expérimentale du design graphique, qui s’est enrichie de ces réflexions.
Néanmoins, comme en témoignent la polémique de 2013 autour de l’affiche du film « L’inconnu du lac » d’Alain Guiraudie, réalisée par l’illustrateur Tom de Pékin, ou la dégradation des passages piétons arc-en-ciel du Marais à Paris en 2018, le graphisme a encore largement sa place en tant qu’outil de lutte… C’est ainsi qu’en 2017, après la décision de Donald Trump de ne pas officiellement déclarer le mois de juin comme le mois des fiertés LGBT, Thomas Shim a conçu une série d’affiches imitant le style du service de transport MTA de New York, pour faire passer un message de soutien à la communauté LGBT sous la forme d’une campagne sauvage savoureuse…

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Pour aller plus loin :

Un club en ligne qui rassemble les designers queer à travers le monde
Un lexique utile pour être précis
Un mapping du cours de Saul Pandelakis et des sujets abordés dans son cours Queered Design
Pour télécharger la typographie Gilbert, c’est ici
Voir le travail de la collective Bye Bye Binary
Pour découvrir les publications des éditions Les Grillages
Un site qui rassemble les travaux typographiques de femmes ou de personnes queer

Bibliographie :

« QueerGraphics », ouvrage collectif – Editions CFC, 2023.
« Queer design », par Andy Campbell – Running Press, 2020.

L’autrice :

Formée au design graphique à l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs de Paris, Clara Debailly travaille l’image, le texte… et souvent la relation entre les deux. Aborder les sujets sociétaux par le prisme de la communication visuelle et des représentations lui semble être la façon la plus intéressante d’explorer de nouveaux territoires, et de les faire découvrir. 

Crédits :
Affiche Je suis quoi moi ? Je suis transparent·e ?
Extrait de Actrice, écrit par Anne Enright et traduit par Mathilde Bach, publié chez Actes Sud en 2020.

Conception graphique : Bye Bye Binary (Enz@ Le Garrec & Eugénie Bidaut), 2023.
 
Caractères typographiques utilisés :
Amiamie Black par Mirat-Masson 
BBB Baskervvol fork post-binaire par Bye Bye Binary du Baskervville de l’ANRT
BBB Karrik fork post-binaire par Clara Sambot & Quentin Lamouroux du Karrik par Lucas Le Bihan & Jean‑Baptiste Morizot
BBB Sprat fork post-binaire par Eugénie Bidaut & Julie Patard du Sprat par Ethan Nakache Roberte par Eugénie Bidaut
DINdong par Clara Sambot
Combine par Julie Patard
Adelphe Floréal par Eugénie Bidaut
Homoneta par Quentin Lamouroux
BBB Open Sans fork post-binaire par Camille Circlude, Clara Sambot & Quentin Lamouroux de l’Open Sans par Steve Matteson
PicNic par Mariel·le Nils
Ductus Calligraphic par Amélie Dumont
BBB BNM Lunch fork post‑binaire par Bye Bye Binary du BNM Lunch par Alice Gavin & Fanny Hamelin, à partir du Lunchtype de Stefan Wetterstrand
BBB DM Sans fork post-binaire par Camille Circlude, Eugénie Bidaut & Marielle Nils du DM Sans par Colophon Foundry & Jonny Pinhorn
BBB Almendra fork post-binaire par Camille Circlude & Tristan Bartolini de l’Almendra par Ana Sanfelippo
BBB Poppins fork post-binaire par Eugénie Bidaut & Camille Circlude du Poppins par Jonny Pinhorn
 
Caractère Adelphe Fructidor
par Eugénie Bidaut, 2022.
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