Rouge sang pour une colombe (blanche) de papier
Affiche, paix, colombe, Le Quernec… Pour son premier texte écrit pour Swash, Vanina Pinter frappe fort ! Un texte qui invite à la réflexion et qui fait écho aux actualités très conflictuelles que nous traversons.
En 1965, Henryk Tomaszewski dessine « Paix entre les nations », affiche d’une douce ambiguïté.
D’un trait unique, bleuté, une colombe prend forme. Le symbole de paix, la version blanche du pigeon biset n’a pas de consistance. La colombe du même « blanc1» que le fond est délimitée par un trait incertain, à peine visible. La colombe n’est que papier.
Elle semble acquérir une matérialité si on la colorie. Tomaszewski met à disposition en haut, dans un cartouche lui-même non fermé, quatre couleurs : du blanc, du jaune, du noir, du marron. L’œil du regardeur doit s’activer et semble être invité à chercher une combinaison. Aucune association définitive n’est envisagée : il n’y aura aucune (préférable) solution. On peut s’étonner de ces quatre couleurs : davantage des couleurs de terre alors que les nations ont en majorité, dans leur drapeau, du rouge, du blanc, du vert et du bleu. On peut se surprendre à penser que cette édition évoque une combinaison de type camouflage militaire. Le camouflage a trait à la terre, à la poussière, aux murs des habitations, aux ombres. Invention (artistique) française datant de la première guerre mondiale, le camouflage sert à se fondre dans le paysage environnant. Si le camouflé bouge, on décèle à peine une forme. Comme cette colombe, dans cet espace ascétique, quasi monochrome : blanc sur blanc.
Un blanc de trêve (celui du recommencement) ? Un blanc amnésique ?
Un blanc.
Les mots disparaissent. Le verbe fuit. Aucune accroche textuelle ou titre visible pour le regardeur. Le mot « paix » n’apparaît pas. Le regardeur se retrouve devant une affiche nue. Épurée et instable. Si le regardeur la barbouille de noir. Si la passante déchire cet appel à la paix. Si je ne me discipline pas à la paix. Si je ne vois que l’uniforme de mon drapeau.
La colombe d’Henryk Tomaszewski a peu d’ancrage sur terre, elle n’a pas de pieds, il lui faut l’aplat de deux formes géométriques (un rond œil et un nez triangle) pour prendre forme animale et faire signe.
Elle est une ligne mal définie esquissant un profil quasi imperceptible2. La colombe de la paix de Picasso de 1961 déployait ses ailes et, dans la grâce du vol, apportait un signe d’espoir, d’intelligence, d’un lendemain lumineux (davantage que sa colombe pour le Congrès mondial des partisans de la Paix de 1949). Vingt ans plus tard, le collectif Grapus se réapproprie l’oiseau de Picasso et lui rajoute des pieds. Travailler à la paix est une action concrète, secouée de concessions, obligeant à se démener dans le bourbier du quotidien. Leur symbole a des pieds pour marcher, militer, défiler. C’est une colombe groupe qui se renforce en se démultipliant. Sur beaucoup d’affiches de paix, la colombe est représentée seule. Dans une majesté quasi divine – même si elle est crayonnée, noire sur fond blanc – face à la pagaille internationale. Comme une image sacrée qui impose le respect et qu’on ne saccagerait pas.
Mais toute affiche est violence.
Une affiche est virtuellement une surface de déchaînements, de lacérations, de recouvrements, de tags… Concrètement, une affiche est une interface donnée à la foule. Une matière pour défouler (ses mains, ses a priori, son jugement). Une surface par essence compromise (ne serait-ce que parce qu’elle utilise un cadre Decaux, ou du papier ou de l’électricité, ou…)
Picasso peint une colombe céleste au-dessus de la mêlée humaine, Grapus colle une colombe terre-à-terre. Tomaszewski donne une colombe à colorier, à animer. L’œil – ses connaissances et son imagination – lui donne vie.
Sa colombe est fragilité, incertaine. Le trait de l’affichiste polonais est généralement saillant, véhément, ironique. Tomaszewski accroche les consciences dans une gestualité expressive. Il met en mouvement, provoque émotions et émois. Rarement, ses affiches sont apaisées. Comment être apaisé en 1965 ? Malcolm X se fait assassiner le 21 février, les bombardements américains s’intensifient dans le Nord du Vietnam, les troupes américaines débarquent dans une guerre terrestre au Sud, l’Indonésie quitte l’ONU…. Entre les deux blocs, une confrontation sourde, froide, plombante s’intensifie. Partout, une tension atomique.
Pour Henryk Tomaszewski, l’espoir n’est peut-être plus une réalité.
1965 : la mort de Malcolm X éteint une lueur. L’addition des quatre couleurs n’évoque pas un camouflage militaire, juste un camouflage humain, une pigmentation de peaux non résolue. Si je pouvais percevoir à l’œil nu (sans test ADN) que je suis une addition de blancs, de jaunes, de marrons, de noirs, que je suis un amalgame. La paix entre les nations ? Une paix entre les couleurs, pour construire une paix entre les communautés. En 1965, la colombe ne peut plus être blanche. La blanc immaculé est tâché. Nous ne sommes que des nations (pigeons), malhabiles avec nos compositions-coloriages. Nous débordons toujours.
Sa colombe ne tient pas un rameau d’olivier (celui qui structure le drapeau de l’Organisation des Nations Unies). Elle arbore dans son bec un trèfle à quatre feuilles (rare forme stabilisée). La chance a plus de pouvoirs que la rationalité. Il faut être réaliste. Alors que nous avons à portée de mains et H24, savoirs, informations, experts pour comprendre une situation, aucune paix en vue, ni internationale, ni nationale, ni intime.
Les affiches de paix font souvent face à un choix rhétorique : colombe ou faucon3? Montrer l’espoir ou l’horreur des actions, des réactions humaines4?
Récemment, pour une exposition d’Alain Le Quernec, le mur (de paix) au cœur de la Chapelle des Ursulines à Quimperlé5 étalait l’idiotie, la violence.
« Je te tue
tu me tues
C’est la vie. »
Ces trois petites phrases pourraient rythmer une comptine enfantine. Telle une litanie transmise génération après génération. Trois petites phrases, un refrain viscéralement relié à notre capacité d’indifférence. La formule, destructrice et incantatoire, chante une violence archaïque, une violence continue, de cette cruauté qu’on renouvelle à notre corps défendant, par-delà nos discours, nos décrets, les conventions internationales.
Les conflits font des morts.
« La mort tue », autre formule affichée6 par Alain Le Quernec.
C’est la vie.
C’est ainsi : pas de réponse possible à cette logique humaine implacable.
Comme la colombe de Tomaszewski, le motif « I kill you, you kill me, c’est la vie »7, est, au désespoir de l’ancien élève de Tomaszewski, régulièrement activé. À chaque fois, le motif frappe. Il heurte.
À la Chapelle des Ursulines, ce motif sérigraphié8 devient un échiquier mural, infini, dont on devine que la partie ne sera jamais achevée. Ce wallpaper traduit également une accélération algorithmique de la violence. Il oppresse tel un papier peint hystérique à la mécanique vengeresse et il évoque avec effroi une course à la mort : pour ne pas perdre le pouvoir ou la face il faut une réplique. Aucun horizon. Alain Le Quernec pense des images « colombe » tout en ne nous épargnant pas les logiques « faucon ». À l’horizon, un jour, il y aura trop de morts. Le « C’est la vie » capitulera devant l’horreur.
Avant 1965, Henryk Tomaszewski a déjà utilisé différentes colombes pour leur fonctionnalité pacifiste. Aucune d’entre elles9 n’a été si fantomatique, si grise, si disgracieuse. Rarement ses abrégés conceptuels ont dévoilé autant d’instabilité10 dans leurs associations métaphoriques. Il nous confie « notre » insécurité. Il nous incite à prendre en charge nos ambiguïtés face aux conflits et à nos égarements. Comment, avec seulement quatre couleurs, ne sommes-nous pas capables de trouver une harmonie? Henryk Tomaszewski en vidant ce message de paix, de ses couleurs, de texte, signifie autant l’insécurité que la consternation. La paix est un espace blanc-gris, territoire de travail constant.
Cette affiche trouble… encore, aujourd’hui. Elle parle d’impuissance (elle ne peut rien) et de nécessité (en tant que signe, elle doit s’envoler et se propager). Même si les couleurs de peaux se mélangent davantage, les conflits se répercutent toujours un peu plus au-delà du pensable. Nos peaux n’ont pas fini de migrer, elles ne parviendront pas à se camoufler dans un territoire. La pluie-bombe et le soleil étouffant (ou les perturbateurs endocriniens ou les nanoparticules) les altéreront d’une autre manière. Les bouleversements se multiplient plutôt qu’ils ne s’additionnent.
Cette affiche reflète nos manquements grisés d’idéalisme. Elle reflète nos peaux irriguées de peurs. Livides.
1 Il ne s’agit pas véritablement d’un blanc, mais d’une absence de couleur. Un gris de papier.
2 Car elle est le résultat d’une longue et ultra maîtrise.
3 Youness Bousenna, L’être humain, faucon ou Colombe ? Petite généalogie de la violence, Le Monde, publié le 09 février 2024.
4 Dans ce registre « faucon », on pourrait évoquer, l’affiche La Paix ! des graphistes associés primés en 1991 du grand prix de l’affiche culturelle.
5 Exposition Des éclats de lucidité, 8 juin au 20 octobre 2024 à la Chapelle des Ursulines et à la médiathèque de Quimperlé.
6 Affiche pour l’abolition universelle de la peine de mort, 2011.
7 En 1995, Alain Le Quernec initie la série You Kill me, I Kill you au départ pour commémorer le bombardement de la ville de Dresde.
8 Minutieusement, une par une, par l’artiste sérigraphie Yann Owens.
9 Notamment trois affiches celles du 1er mai 1958 (fête du travail) et deux pour le 22 juillet, Fête nationale du régime communiste célébrée de 1945 à 1989 : 22 Lipca, 1951 et 22 Lipca, 1960.
10 1965, il signe cette éblouissante affiche CYRK -Blanche-, ode à la légèreté et au jeu d’équilibriste.
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